(texte d'hommage [version pdf] rédigé par Pierre Gilles Lemarié-Rieusset, à la demande de ses collègues et anciens élèves)
Denis Feyel nous a quittés le mois de janvier dernier, au terme d'une longue maladie. Il laisse un grand vide au département de mathématiques de l'Université d'Évry, où il fut professeur de 1992 (dans les premiers balbutiements de la jeune université) à sa retraite en 2009.
Ancien élève de l'École Normale Supérieure (1963), il a commencé sa carrière comme maître-assistant à l'Université Paris 6, où de nombreux étudiants ont été marqués par ses cours d'analyse fonctionnelle (j'ai moi-même eu l'occasion, en marge du jury d'agrégation 2001, de discuter avec un de ses anciens élèves encore nostalgique quinze ans après…). De cette période, il reste un ouvrage rédigé avec son alors jeune collègue (et collaborateur au long cours) Arnaud de La Pradelle, Exercices sur les fonctions analytiques, Armand Colin, 1973.
Il avait particulièrement apprécié les deux années d'enseignement à Wuhan, entre 1983 et 1985, dans le cadre de la classe sino-française de mathématiques. Ses élèves chinois ont conservé un vif souvenir de ses enseignements comme de sa personnalité, et se faisaient par avance une joie de le recevoir en avril prochain pour les célébrations du trentenaire de la sortie de la première promotion de l'école.
Le thème principal de ses recherches à l'Université Paris 6 (où il soutint sa thèse d'État en 1979) aura été la théorie du potentiel, Denis étant tombé comme tant d'autres fins analystes “dans les rets” de Marcel Brelot selon l'expression de Gustave Choquet. En 1982, il reçut un prix de la fondation Doistau-Blutel (décerné par l'Académie des Sciences) “pour ses travaux sur la théorie du potentiel et les capacités”. Puis, assez naturellement, à partir du milieu des années 80, il s'est tourné vers l'analyse en dimension infinie, principalement sur l'espace de Wiener. Les deux articles, avec A. de La Pradelle : “Espaces de Sobolev gaussiens” (Ann. Inst. Fourier, 1989, EUDML (accès libre)) et “Capacités gaussiennes” (Ann. Inst. Fourier, 1991, EUDML (accès libre)), ont amené un point de vue tout à fait original et particulièrement fécond dans l'analyse sur l'espace de Wiener (et plus généralement sur les espaces gaussiens) ainsi que sur le calcul différentiel stochastique (calcul de Malliavin). Il a poursuivi intensivement ces études au cours de ses années passées à Évry.
Il était passionné par l'idée d'unifier le point de vue de l'analyse et celui des probabilités. Son intérêt pour les espaces gaussiens venait de ce qu'il consid\'erait que “dans ce cas, il y a plus d'intimité entre les probabilités et l'analyse”. Il n'a cessé d'apporter des idées originales permettant de renouveler et/ou de mieux comprendre des sujets déjà bien développés, comme, par exemple , sur le mouvement brownien fractionnaire (“The FBM-Itô formula through analytic continuation”, avec A. de La Pradelle, Electr. J. Probab., 2001, EJP (accès libre)), ou sur l'intégration le long des “rough paths” introduits par T. Lyons (“Curvilinear integrals along enriched paths”, avec A. de La Pradelle, Electr. J. Probab., 2006, EUDML (accès libre)). Il faut aussi noter la série d'articles fondamentaux écrits avec A.S. Üstünel sur la théorie du transport de mesures sur l'espace de Wiener (notamment, “Monge-Kantorovitch measure transportation and Monge-Ampère equation on Wiener space”, Probab. Th. and Rel. Fields, 2004, Springer Link (accès restreint)).
Très engagé dans la communauté des potentialistes, Denis a été le directeur du comité éditorial de la revue Potential Analysis dès sa fondation en 1992. Il a été également le directeur de l'Association Laplace-Gauss, association qui promouvait les idées et les méthodes mathématiques issues de la Théorie du Potentiel newtonien; cette association a publié en 1997 le livre d'entretiens Dialogues autour de la création mathématique, réunis par N. Bouleau, où le lecteur intéressé pourra trouver dans l'entretien avec Denis Feyel l'expression de son élégance de pensée concernant la primauté des idées nouvelles sur les résultats nouveaux (question cruciale pour un éditeur scientifique) ou concernant les liens entre probabilités et analyse (question cruciale pour un potentialiste).
Cette élégance, alliée à un humour qui faisait pétiller son regard, nous manquera. Denis a été inhumé dans son petit village de Samois, accompagné dans son dernier voyage par ses amis mathématiciens d'Évry et ses amis potentialistes anciens de Paris 6.